Ciel voilé à Corinthe


Conférence donnée par la pasteure et bibliste Dominique Hernandez, le 28 octobre 2011 à la Maison Fraternelle,  dans le cycle "Voile et dévoilements" pour Arts Cultures et Théologies.


En personne, moi, Paul, je… C’est ainsi que commence la dernière partie de la seconde épitre aux Corinthiens. Une dernière partie qui constituait vraisemblablement une lettre indépendante à elle seule. Y manque, au moins, la salutation initiale, perdue ou supprimée pour raccorder cette lettre à une compilation de plusieurs autres lettres, compilation devenue dans le Nouveau Testament la deuxième épître aux Corinthiens.
En personne, moi, Paul, je… quatre attestations de celui qui écrit, quand une seule pourrait suffire, quatre fois lui, quatre fois soi, une insistance lourde, plus lourde que nulle part ailleurs dans les lettres de l’apôtre. Une fois on peut lire, dans l’épître aux Galates : moi, Paul, je… lorsque Paul exhorte de toute sa force les Galates à ne pas revenir en arrière dans leur foi, à ne pas retourner dans l’esclavage de la loi et à ne pas rendre vain le Christ pour eux.
En personne, moi, Paul, je… quatre fois lui, une addition, une multiplication qui leste l’écriture de cette lettre non seulement de toute l’attention de l’apôtre, de son énergie et de son souci, mais de sa personne entière, comme une résistance afin qu’il ne soit pas perdu, qu’il ne soit pas rejeté par cette communauté qu’il a fondée et avec laquelle il entretient une correspondance assez suivie. Cette correspondance est rendue nécessaire par l’effervescence des chrétiens de Corinthe, emportés, agités d’initiatives originales et de conflits locaux ou bouleversés par l’arrivée d’autres prédicateurs bien différents de l’homme de Tarse. Cette fois, la crise a atteint un paroxysme. Alors Paul écrit, à nouveau, une lettre qu’il qualifiera plus tard d’écrite « dans les larmes ».
En personne, moi, Paul, je… quatre fois lui qui expriment combien il est atteint car cette fois, c’est lui qui est mis en cause, c’est son apostolat qui est mis en doute. Il est convoqué par des accusations portées contre lui, pour rendre compte de sa vocation, de son apostolat, et de lui-même, tant il est vrai qu’on ne livre un récit de soi qu’en réponse à une interpellation. Et Paul va écrire à son propre sujet comme il ne l’a jamais et ne le fera plus. Lui qui excelle à rapporter chaque situation particulière à la compréhension de l’Evangile qu’elle révèle et à la compréhension de l’Evangile qu’il annonce lui, comme ce qui s’est passé en Galatie au sujet de l’obéissance à la loi a été magistralement éclairée par l’articulation de la foi et de la liberté. Cette fois, le cas particulier qu’on lui pose, qu’on lui lance comme un défi, c’est le sien.
Seulement le sien ? Cette quadruple affirmation de lui, de sa présence, de son attention, ne signifie-t-elle que lui-même ? Est-elle tenue en premier plan d’un bout à l’autre des chapitres ? Ou bien porte-t-elle une autre présence ?

Donc le ciel est voilé à Corinthe, et même plus, il est considérablement obscurci d’un orage récurrent, que Paul a tenté d’apaiser lors d’une précédente visite… qui s’est terminée en fiasco pour lui. Il a dû quitter Corinthe, insulté, maltraité, victime de l’hostilité d’une bonne partie de la communauté. On ne peut tenter de reconstituer ce qui s’est passé qu’à partir des lettres de Paul lui-même. Et ce qu’il révèle, c’est ce dont il est accusé : de ne pas être un apôtre assez prestigieux, de ne pas être un véritable apôtre. En se moquant de ses manières, en contestant sa vocation, on met en cause plus profondément ce qui justifie sa vie et son apostolat. C’est très grave. Paul va alors fondre sa narration de lui dans l’interpellation, la contestation des Corinthiens. Mais il ne le fait pas de manière symétrique en déroulant les arguments de ses adversaires pour leur opposer des contre-arguments. Ce choc frontal ne ferait qu’exacerber les tensions jusqu’à précipiter la rupture que Paul cherche à éviter. Ou du moins, s’il commence ainsi, il changera de méthode.

En personne, moi, Paul, je… les pronoms de Paul, la manière dont il s’écrit
• Cela commence bien avec la première personne du singulier, mais très vite et même tout de suite, à la fin de la même phrase, Paul se fond dans un « nous » familier à son écriture et à ses lecteurs. Il n’est pas seul, son fidèle Tite l’accompagne, lui sert de messager, d’autres ont partagé ses voyages et sa mission. Paul se glisse dans la première personne du pluriel, manière de se tenir encore un peu, encore un instant, autant que possible à distance, manière de ne pas s’exposer complètement dans ces lignes défensives. Le chapitre 10 est ainsi tenu dans ce « nous » tendu autour de l’apôtre qui refuse de tirer un avantage personnel de ce qu’il décrit ou de ce qu’il écrit de son ministère, de son engagement, de son dévouement. Et puis le « nous reviendra », à la fin de la lettre, au chapitre 13, lorsque Paul annonce une nouvelle visite, toujours avec Tite. Ce « nous », est alors auréolé de sévérité vis à vis des Corinthiens mais il est moins passionné, moins transi de la personne de Paul que les chapitres 11 et 12. Le « nous » est le pronom du calme, relatif, le pronom de l’apôtre dans sa fonction, celui d’une réserve, d’un quant à soi qu’il ne peut tenir longtemps en cette circonstance, devant la gravité de la situation.
• Donc, après une défense serrée, pied à pied contre une première critique que ses adversaires lui adressent, Paul lâche le « nous » comme on abandonne un vêtement inapproprié, pour un « je » qui n’est pourtant pas aussi transparent que le pronom le prétend. Car ce « je » n’est pas franchement Paul, ce « je » dit par l’apôtre porte en lui un fou. Paul fait le fou, le bouffon, pour dire le vrai, non en disant le faux ou n’importe quoi, mais en le disant d’ailleurs, c’est bien le lieu du fou. Le fou comme posture de sécurité, un « je » passant par l’intermédiaire d’un tiers qui ne trompe personne mais donne au discours la latitude d’un espace, la souplesse d’un jeu. Un jeu infiniment sérieux. Fou ou folie s’articulent dans le discours à 8 reprises dans les chapitres 11 et 12. Folie de celui qui a perdu la raison et l’esprit, l’insensé, et Paul se drape dans ce vêtement emprunté, parce que la folie véritable, dangereuse, c’est celle de ses adversaires. Il entre dans le discours, les arguments, les raisonnements de ses adversaires pour les pousser au bout, au-delà du bout et en dévoiler l’envers, qui en est en fait l’endroit : rien d’autre qu’une folle vanité égoïste, étrangère à l’Evangile, ennemie de l’Evangile. Car la folie de ceux qu’il désigne comme des super-apôtres (11,5) n’est pas la folie du langage de la croix par rapport aux raisonnement du monde, mais c’est la folie du monde devant la croix. Or, cette folie du monde devant la croix est celle que le monde, ici les Corinthiens, appelle sagesse. Elle est représentée par le mouvement, l’élan de se tourner, de s’intéresser, de se repérer aux qualités, aux compétences, aux performances, l’attitude de compter, de s’appuyer sur ces qualités, compétences et performances pour donner sens à l’existence. Nous pourrions parler, du point de vue de Paul, de divagation puisqu’il s’agit bien de sortir d’une voie tracée, tracée par la Croix et indiquée par Paul aux Corinthiens, en sortir pour suivre d’autres chemins qui ne sont pas ceux de l’évangile. Paul semble divaguer à son tour, entre dans ce mouvement pour mieux le contrarier, le renverser en l’appuyant, en le soulignant, en le mettant en évidence, en l’exposant à ceux qui n’avaient peut-être jamais pris la peine de l’étudier de près.
Lecture 2 Co 11 16-23a.
Paul fait le fou, parce que ses adversaires le sont, il y est « contraint » écrit-il (12,11), une contrainte à laquelle il a dû céder pour ne pas perdre les Corinthiens, ou plutôt pour que les Corinthiens ne se perdent pas. Juif avec les juifs, grec avec les grecs, mais également fou avec les fous. Mais avec un écart, en subversion, et il faut bien se carrer dans quatre affirmations de soi pour tenir bon et ne pas être emporté dans cette folie dévoilée comme un trop de soi, sans autre place pour d’autres ou pour un autre. Car « ce quatre fois Paul » organise un espace qu’il ne remplit pas de lui-même, lui qui va se dépeindre tout en dénuement, en manque, tout en faiblesse.
• Cependant le « nous » et le fou ne suffisent pas pour dire Paul qui se déploie, se déplie dans « un homme », une troisième personne du singulier pour révéler ce qu’ignorent les Corinthiens, ce dont ils lui reprochent d’être privé. Paul écrit un enlèvement, un ravissement, une extase, expérience spirituelle qui atteste d’une relation particulièrement forte à Dieu et donc indispensable à un apôtre digne de ce nom selon les critères des adversaires de Paul.
Lecture 12,2-4
« Un homme », comme si Paul refusait de s’identifier à son « lui ravi ». Contraint de descendre sur tous les terrains sur lesquels il est mis en cause, il maintient encore une distance entre lui et lui, comme si ce n’était pas lui, pas entièrement lui ou pas une partie de lui qui importe vis à vis des Corinthiens. Cette distance, il l’augmente encore, en ne disant … rien de cette extase, de ce qu’il a vu, de ce qu’il a entendu. Une seule précision : cela s’est produit il y a quatorze ans, et c’est une précision particulièrement… inutile. Dans son corps ou pas dans son corps, il ne le sait pas et ne s’attarde pas, même en le répétant deux fois. Le troisième ciel, c’est une dénomination classique pour un paradis qu’il ne décrit pas. Ce que cet homme a entendu est indicible, interdit à la répétition sans que nous puissions décider si cette interdiction vient de Dieu ou de l’apôtre. Paul ne dit non pas trois fois rien mais quatre fois rien de cette expérience, sinon qu’elle s’est produite. Elle est fermée, inexploitable pour aucun bénéfice, aucune communication à qui que ce soit. Le champ céleste ne peut être celui d’un affrontement à coup de révélation, ni le sceau de l’attestation d’une vocation. Le ciel qui s’est ouvert pour « cet homme » n’est pas une voie disponible aux croyants pour une compétition de mystique. Cette troisième personne du secret, c’est une troisième personne de l’ironie pour dégonfler les prétentions corinthiennes à l’établissement de critères apostoliques ; ou bien troisième personne de la pudeur, dont manquent les adversaires de Paul et les Corinthiens avides d’exploits et de modèles ; ou encore troisième personne qui permet de réinstaller une médiation dans le récit d’une expérience extatique où est abolie toute médiation entre Dieu et l’humain.

En personne, moi, Paul, je… Paul parle
Quatre mots pour se dire : dans un discours, l’effet pourrait être soit désastreux soit de préparer à l’éloquence de l’orateur. Mais Paul n’est pas un grand orateur ; il l’écrit sans détour : sa parole est nulle, considérée comme rien (10,10). Ses lettres ont du poids et de la force (10,10), mais sa parole non. Cette parole, à cause de sa faiblesse même, devient un argument dans la bouche de ses détracteurs : Paul manque de l’autorité, de la puissance qu’on attend de la part d’un apôtre, chacun peut le constater. Sa parole est démunie de la puissance, du pouvoir qui enveloppe l’auditeur dans la beauté des tournures et les replis des subtilités, l’emporte dans un raisonnement imparable de logique, le dérobe dans un élan irrésistible à sa propre faiblesse en lui promettant un lendemain qui chante. La parole des super apôtres est bien pourvue de ces qualités ; ils peuvent eux, facilement convaincre ceux qui les écoutent et même les convaincre que c’est Dieu lui-même qui parle par leurs bouches. La parole de Paul est trop humble, trop effacée, elle ne résonne pas assez fortement dans les oreilles et les esprits.
Elle n’est pourtant pas sans effet cette parole faible : Paul n’a-t-il pas, le premier, annoncé l’Evangile à Corinthe ? Sa prédication n’a-t-elle pas conduit à la constitution et à la croissance d’une communauté ?
Et il n’y a pas que sa parole, les signes manquent également, ces prodiges qui confirmeraient qu’il est bien un apôtre envoyé par Dieu. Son souffle trop court ne peut relayer celui de l’Esprit du Dieu puissant, du Christ ressuscité dans la gloire. C’est à se demander où ce souffle si humble puise-t-il donc sa persistance. Paul, passionnément, ne s’accroche qu’à la douceur et à la bonté du Christ (10,1) qu’il pose dès le début de la lettre comme le modèle duquel il invite les Corinthiens à s’inspirer. Comment ne pas délaisser le tapage des paroles puissantes pour laisser résonner douceur et bonté ? Comment ne pas être petit afin de ne pas les masquer ? Car ni la douceur ni la bonté ne se manifestent en actions d’éclat… Face au déploiement de talents et de puissance qui lui est opposé, Paul se reconnaît faible, mais sans honte, sans regret, sans excuse. Et d’assumer ainsi ce qui lui est reproché comme un défaut ouvre un passage pour permettre aux Corinthiens de reconsidérer cette faiblesse, cette petitesse, ces manques et d’y lire autre chose qu’une disqualification.

En personne, moi, Paul, je… Paul et la mesure
• A quelle mesure mesurer ce Paul qui se met en quatre ? Si ce n’est pas celle de la puissance de ses paroles ou des signes et miracles, si ce n’est pas la règle de ses adversaires qui le moquent et le raillent, si ce n’est pas avec la règle purement humaine de l’exploit bruyant et fascinant ? Si ce n’est pas avec une règle d’absence de mesure c’est à dire de démesure tant vantée par ses opposants et à laquelle les Corinthiens sont tentés de le soumettre et de se soumettre ? Car le profit du travail d’un autre ou la course à la performance apostolique ne représente pas autre chose qu’une règle graduée de prétentions personnelles, c’est à dire une règle parfaitement subjective.
Paul ne se mesure à personne, il ne connaît et ne reconnaît qu’une règle qu’il n’a pas choisie, mais qui lui a été imposée dans et par sa vocation d’apôtre des païens. Cette règle, on dit aussi ce canon, c’est seulement l’annonce de l’Evangile à ceux qui ne l’ont pas encore entendu. La règle de Paul, c’est l’évangélisation des païens. La communauté de Corinthe, même plongée dans le brouillard des allégations calomnieuses des faux apôtres, en est une expression : elle est « le sceau de son apostolat » (10,14). Paul rejette vigoureusement toute autre règle de mesure. Ce qui atteste de son apostolat, ce n’est pas une somme de critères à cocher, mais la vocation à laquelle il répond : il va là où personne n’est encore allé et sa parole faible a néanmoins agit en ceux qui se sont laissés transformer, ceux qui se sont convertis, tournés vers le Christ et l’Evangile que Paul annonce. A la mesure de cette règle, Paul répond et correspond, il s’y plie, comme elle l’oriente chaque fois vers des lieux neufs, sans marcher dans les pas d’autres prédicateurs, non parce qu’il ne veut pas les rencontrer, mais pour obéir à Celui qui l’a suscité comme apôtre et a fixé la règle pour Paul. Ainsi peut-il rappeler la parole du prophète Jérémie (Jer 9,22) « Que celui qui s’enorgueillit s’enorgueillisse dans le Seigneur » (10,17), Seigneur qui est garant de l’objectivité de toute règle de mesure.
• Et quand on le mesure par son refus d’être entretenu par la communauté, désintéressement qui est transformé par ses détracteurs en manipulation rusée et rapace, Paul s’insurge, ironique et incisif : « Qu’avez-vous eu de moins que les autres Eglises, sinon que moi, je ne vous ai pas exploités ? Pardonnez-moi cette injustice ! » (12,13) Un apôtre a le droit de demander à la communauté dans laquelle il annonce l’Evangile de subvenir à ses besoins. Mais si l’autorité d’un apôtre se mesure à l’usage qu’il fait d’un droit qui lui est reconnu parce qu’il est apôtre, la règle de mesure est particulièrement courbe, repliée, tordue sur le droit. Après tout, la liberté, la liberté de la foi, c’est aussi celle de ne pas user d’un droit.
Paul ne demande rien, mais ne refuse pas ce qu’on lui donne, ainsi ce que les Macédoniens lui ont fait parvenir pour le soutenir dans sa mission à Corinthe et que d’aucuns ont interprété comme un tribut versé à l’apôtre. Paul ne veut pas être à la charge de ceux qu’il évangélise, mais les Corinthiens ne voient pas la cohérence profonde et essentielle entre l’annonce et la manière de vivre de celui qui annonce. « Etait-ce une faute de m’abaisser moi-même pour vous élever en vous annonçant gratuitement l’Evangile ? »(11,7) A la fois douleur et explication puisqu’il faut mettre des mots sur l’implicite : le seul souci de Paul, qui n’est pas son entretien, mais la foi des Corinthiens. La gratuité de l’annonce n’a pas d’autre fondement que la gratuité de l’Evangile qui est un don de Dieu.
Paul ne calcule pas, ne mesure pas, il espère. Il espère qu’il y aura suffisamment de foi à Corinthe pour le pousser à aller vers d’autres contrées.
Paul ne calcule pas, ne mesure pas, il aime les Corinthiens. Il les aime au point de l’écrire avec une plume trempée d’inquiétude et d’ironie. Il ne les a pas exploités : « parce que je ne vous aime pas ? » (11,11) Que les Corinthiens voient comme il se dépense pour vous ; « et plus je vous aime, moins je suis aimé ? » (12,15)

• En personne, moi, Paul, je… : le corps de Paul
Il est bien là, âme, esprit, cœur, et corps ; le corps, très présent dans l’épître, comme une des expressions de ce que vit Paul, de qui il est, corps comme signe de l’existence entière de l’apôtre, corps comme image de son rapport au monde, chrétiens, juifs, païens, corps comme lieu d’inscription de sa conversion et de sa relation au Dieu qui l’envoie marcher et naviguer sur les routes de l’empire. Toute épreuve est vécue dans le corps, même l’écriture de cette lettre « dans les larmes ». Et ce corps, combien paraît-il fragile, raboté, râpé, frappé, balloté, tant et tant de fois. C’est la passion de Paul qui se lit dans l’accumulation de ses peines :
lecture 12, 23b-27 et 32-33
La litanie des épreuves épuise le souffle du lecteur, inventaire de dangers, de peines et de souffrances auquel il ne manque même pas la mort, suspendue entre chaque mot. Rien d’héroïque ne se dessine là, mais un corps émacié, creusé, écrasé. Un corps ainsi exposé, livré, tourmenté dit la défaite de cet homme chassé, persécuté.
Et Paul écrit cela. Il expose sa faiblesse, il ne cache rien de ses échecs, il livre ses épreuves : voilà, regardez, c’est moi, je suis tel. Le corps parle un langage de déchéance : l’apôtre ne se dit-il pas ailleurs « ordure « et « déchet » (1 Co 4,13) ? Est-ce bien raisonnable, prudent, de se découvrir ainsi, de dévoiler tant de faiblesse, tant d’impuissance, jusqu’à se donner à voir comme un paquet, déposé dans une corbeille, descendu le long d’une muraille ? La véritable autorité est-elle celle issue de la manifestation d’une puissance ou est-elle celle qui permet de se montrer faible lorsqu’on l’est ? La véritable autorité, n’est-ce pas celle d’avoir été autorisé à être et à devenir, d’être tel qu’on est vers ce à quoi on a été appelé ? « Paul appelé apôtre du Christ Jésus par la volonté de Dieu » (1 Co 1,1) : cela suffit à l’homme pour dire qui il est : réponse à cet appel, en toute circonstance, en chaque lieu et chaque temps. Et cela advient dans un corps, avec un corps marqué, passé au feu des périls, au crible des mauvais traitements. Un corps dépourvu d’égards, à qui est refusé toute garantie de préservation. Un corps laissé sans assurance à la nature et aux hommes, abandonné à la rudesse et à l’hostilité : un corps en souffrance.
Je suis faible, écrit Paul, mais cette faiblesse est bien plus le renoncement à la force et à la puissance que l’absence de force et de puissance. Cette faiblesse est le signe du refus de la tentation la plus brûlante et la plus banale, à laquelle ont cédé les super-apôtres, la tentation d’être par soi-même et il n’y a alors qu’une seule voie : la voie de la puissance et de la compétition. La faiblesse de Paul est le fruit d’un « non » prononcé au nom du « oui » qui l’a été sur lui.
• Mais ce n’est pas tout, car le corps de Paul porte en lui-même une cause de souffrance, une écharde est-il écrit dans nos bibles, mais on peut aussi traduire le mot grec par « pieu de bois » et la sensation n’est plus la même ! Une écharde en ma chair, écrit-il, chair parce que l’être entier de Paul est soumis à cette écharde plantée en lui et qui ne lui laisse pas de répit, qui le cloue dans son corps, dans les contingences de son humanité, qui l’empêche d’oublier un seul instant sa fragilité. Tous le savent, tous ont vu cette peine qui n’est pas la marque d’un héros vainqueur d’une épreuve périlleuse. Tous ont vu cette chaine dont rien n’a pu le délivrer, dont Dieu n’a pas voulu le délivrer. Car Paul a prié, trois fois, pour être libéré de cette entrave qui limite cruellement son désir de répondre le plus pleinement possible à sa vocation. Comme si la rudesse de la nature et les violences des hommes dont il est victime ne suffisaient pas ! Et Paul ne cherche pas à souffrir, il ne trouve aucun intérêt aux épreuves et aux difficultés pour elles-mêmes. Ce qu’il veut, c’est seulement servir. Il prie pour ne plus être un apôtre limité, empêché, d’un empêchement qu’il attribue à Satan lui-même, l’ennemi de Dieu qui s’attaque aux serviteurs de Dieu pour les amoindrir, les diminuer. Mais cet affaiblissement de Paul trouve un sens inattendu et paradoxal. La réponse qu’il reçoit dans une révélation  renverse son désir de délivrance: « Ma grâce te suffit, ma puissance donne toute sa mesure dans ta faiblesse » (12,9). L’acte mauvais est retourné en occasion bonne, l’état misérable devient celui de l’agir de Dieu. Paul l’a compris, l’a reconnu comme révélation du Dieu du Christ crucifié. C’est un expérience inverse de celle de l’extase : sur terre, dans le corps, permanente, mettant en évidence l’infinie distance entre Paul et Dieu et laissant entendre une parole claire, l’expérience durable l’écharde affaiblissant Paul est un lieu où la foi et la vocation de l’apôtre sont véritablement incarnées. Décidemment, le Dieu qui l’a appelé ne cherche pas de super-apôtres. Faiblesse et humilité, fragilité et petitesse se coordonnent à l’annonce de l’Evangile. Il semble même qu’elles en soient le terreau particulier, qu’elles soient l’humus de l’apostolat véritable, de la même manière qu’elles sont le commun de tous les humains.

En personne, moi, Paul, je…
Mais après tout, au fond, n’y aurait-il pas un peu ou beaucoup d’orgueil à s’affirmer ainsi ? L’ego de Paul n’est-il pas finalement démesuré? Sa faiblesse n’est-elle pas équilibrée quand même d’une dose d’orgueil nécessaire et suffisante pour tenir l’apôtre debout malgré tout?
D’autant plus que le verbe s’enorgueillir tient une place considérable dans ces quatre chapitres : pas moins de 17 fois et 2 de plus pour le substantif, distribué aussi bien du côté de Paul que du côté des adversaires qui le dénigrent.
Il n’y a pourtant rien de glorieux dans ce que Paul a dit de lui. Mais c’est le terrain de ses adversaires, des super-apôtres qui ont investi la communauté de Corinthe et qui ne manquent, eux, ni d’éloquence, ni de puissance, ni de prestige, ni de prestance… Eux, ces êtres exceptionnels, supérieurs, hors du commun… se vantent et s’enorgueillissent de leurs performances, de leurs exploits, de leur ascendance, de leur origine… remarquables au yeux des Corinthiens. Mais Paul le fait apparaître par opposition ou par ironie : cette glorification-là ne repose sur rien d’autre que sur eux-mêmes, eux qui se vantent du travail d’un autre, eux qui se vantent d’user d’un droit qui, de toute manière, leur est reconnu, eux qui se targuent de leur puissance oratoire et étalent la somme et la qualité de leurs prodiges et expériences extatiques. Ces super-apôtres se légitiment, se recommandent eux-mêmes (10,18). Aussi sont-ils menteurs, plus exactement faux, faux apôtres, ouvriers faussaires et vrais serviteurs de la puissance de falsification et de tromperie que Paul nomme Satan. Ils corrompent les Corinthiens et les détournent de l’Evangile, comme le serpent a détourné Eve de la parole posée par Dieu, par ruse et séduction. La sévérité de Paul à dénoncer la mauvaise foi de ces faux apôtre est puisée dans son inquiétude au sujet des Corinthiens qui se perdront à suivre le mirage éclatant qui leur présente « un autre Jésus que celui que Paul a prêché » (11,4). Car se glorifier ne relève pas tant d’une catégorie morale, comme on le comprend généralement, que d’une attitude existentielle qui s’exprime dans la quête de ce qui donne sens à la vie. Si cette quête tourne en rond sur soi, la glorification sera subjective et signifiera un égarement. Paul met en lumière la dramatique méprise de ceux qui croient que l’Evangile agit en vertu des qualités de ceux qui l’annoncent. Cette attitude instrumentalise non seulement les communautés, mais Dieu lui-même ; elle est en cela proprement diabolique. Le super apôtre crée forcément une super communauté. Et quand on fait partie d’une super communauté c’est bien qu’on est un super croyant. Mais ce « super » éblouissant ne laisse plus voir la croix du Christ. Or pour Paul, il n’y a pas d’autre révélation du Christ que Jésus crucifié.
Quand Paul s’enorgueillit de ce qu’il est et fait, c’est en prenant le masque du fou. Il ne s’avance pas à découvert sur ce terrain, non qu’il en ait peur, mais il lui fait horreur et ce n’est pas la même chose. Il s’avance masqué, pour mieux démasquer. Il se vante, pour mieux révéler la vanité de ses adversaires. Et s’il commence par trois titres auxquels ses opposants prétendent eux aussi : hébreu, Israélite et descendant d’Abraham, il poursuit en affirmant sa supériorité en tant que serviteur du Christ (lecture : 11,21b-23a). Mais Paul subvertit alors la démarche d’orgueil en remplissant cette supériorité de la longue litanie d’épreuves qu’il a traversé.
Lorsqu’il fait état d’un ravissement, c’est avec distance, sans rien en révéler et pour exposer plutôt aux Corinthiens sa profonde faiblesse, l’écharde dans sa chair, et laisser la parole à la révélation paradoxale qu’il a reçue à ce sujet.
Cela lui permet d’affirmer par deux fois : « s’il faut m’enorgueillir, je mettrai mon orgueil dans ma faiblesse » (11,30 et 12,9). Mais attention, Paul ne parle pas de lui seulement (son appel, sa vocation, son autorité, sa règle) car sa faiblesse ne renvoie pas qu’à sa misère : elle est le reflet du Christ dont il témoigne, du Christ qu’il annonce : un Christ crucifié, au plus profond de la faiblesse, de la fragilité de la condition humaine. Là se trouve le sens de son apostolat et de son existence. Là s’enracine sa manière d’être apôtre et d’être lui-même.
La faiblesse de Paul, son dénuement, son retrait du théâtre de l’apparence signale que pour Paul la vérité de l’apostolat se joue dans son humanité humble et limitée car c’est ainsi qu’il laisse la place, qu’il laisse agir la puissance de Dieu. C’est ainsi qu’il peut soumettre toute pensée au Christ (10,5) en refusant d’être en aucune manière un obstacle à la révélation du Christ en ceux auquel il s’adresse. L’existence de Paul, sa pratique de l’apostolat s’assimilent à une transparence à l’agir du Christ, sa mort et sa vie. Si l’apôtre est un être exceptionnel, c’est lui qui attire l’attention, et le Jésus ainsi annoncé, triomphant et absolument divin, n’est pas le Christ crucifié, celui en qui les contingences humaines sont assumées comme lieu de la révélation de la grâce et de l’amour. Ce qui importe à Paul dans l’accomplissement de la mission qui lui a été confiée et pour les personnes auxquelles il est envoyé, c’est qu’aucune confusion ne puisse être faite entre lui et la grâce qui lui a été donnée.
L’apôtre fragile est signe de la puissance divine culminant à la croix, cette croix qui est folie de Dieu, qui est faiblesse de Dieu mais folie et faiblesse plus fortes que toute sagesse et toute puissance humaines. Paul incarne ce paradoxe dans son existence et dans l’exercice de l’apostolat. Ce qu’il donne à voir en étant l’apôtre qu’il est, ce n’est pas lui, c’est le Christ qui vit en lui. S’il se dévoile ainsi, c’est pour en révéler un autre. Car ce qu’il attend, ce qu’il espère, c’est que Christ vive en chacun de ceux qui croiront (Ga 4,19) La transformation de l’être par l’habitation du Christ en lui, c’est ce qu’annonce Paul, comme c’est ce qu’il vécu et vit encore.
L’existence de l’apôtre, quel qu’il soit, signifie le sens de l’existence du Christ (E. Fuchs). Ainsi Paul ne révèle-t-il rien de plus aux Corinthiens que ce qu’il déjà annoncé dans sa prédication ou dans ses lettres (1 Co 1), mais il atteste que sa vie ne dit pas autre chose que ses mots. Il en prend à témoins les Corinthiens qui l’ont vu vivre et qui sont invités, malgré les critiques et les sarcasmes faciles des super apôtres, à déclarer cette cohérence et partant, la solidarité de Paul avec eux qui ne sont eux non plus ni sages, ni riches ni puissants selon les critères du monde, eux qui sont des gens sans qualité.
Cette solidarité est lisible dans une commune faiblesse, assomption des contingences de l’humain, dans des épreuves communes (car les persécutions auxquelles Paul est soumis sont aussi celles dont les communautés sont victimes). Elle implique alors le premier des signes de l’apostolat que Paul place avant les signes et prodiges et miracles chers aux super apôtres. Ce premier signe, le plus important, c’est la patience, inattendue à cet place, à cet honneur. On peut rapprocher cette patience de l’amour, voie par excellence, bien supérieure à ces autres dons que sont les dons de miracle, de guérison, de parler en langue… dans 1 Co, et d’ailleurs la première caractéristique de l’amour chanté en 1 Co 13 est la patience. La patience ici, c’est bien de courir le premier des risque de l’amour qui est la faiblesse. La patience, c’est d’accepter et d’endurer cette faiblesse parce qu’elle est la réalité de la condition de l’être humain croyant en même temps qu’elle est l’espérance de l’habitation du Christ dans cette faiblesse humaine afin que lui y donne à voir sa puissance. La patience, c’est accepter et accueillir le temps qu’il faut à l’autre pour qu’il se démunisse, se défasse de ses prétentions et de ses assurances pour laisser place en lui à la nouvelle créature qu’il lui est donné d’être, le temps qu’il faut pour être transformé, métamorphosé non pas en héros mais en homme, en femme libéré et aimant .

En personne, moi, Paul, je… : dans la présence quatre fois indiquée, les Corinthiens peuvent alors discerner un carré tenu, et soutenu, et tendu, comme une voile est levée afin qu’un souffle la gonfle, comme une toile de tente est tendue afin qu’y réside, qu’y repose, qu’y campe la puissance de Christ, présence gracieuse, offerte et non acquise, de la grâce divine (12,9).

Commentaires

Articles les plus consultés